Une bataille dans la littérature de guerre
- Si l’on prend en compte l’ensemble des livres, brochures et articles de revue qui évoquent la bataille du Chemin des Dames de 1917, on obtient un corpus de 168 références. Cette période de la guerre occupe moins de place que d’autres dans la littérature de guerre, peut-être parce qu’il s’agit d’une année noire du côté français. Il existe ainsi une forme de gêne ou d’autocensure lorsqu’il s’agit d’évoquer les événements de 1917.
- Chronologiquement, les publications correspondent au rythme général : abondance à la fin de la guerre et dans l’immédiat après-guerre, déclin puis second pic au début des années 30.
- En ce qui concerne les genres, les témoignages dominent (28%), suivis des histoires générales de la guerre (20%) ; il faut noter le peu de romans écrits sur la bataille (5 au total, dont 3 consacrés à la victoire de La Malmaison).
Dynamique de la mise en récit de la bataille
- Le principe – apparemment une évidence – qui affirme qu’il vaut mieux attendre de posséder tous les détails d’un événement pour en raconter l’histoire est mis à mal lorsqu’il s’agit de 1917. « Dans le cas du Chemin des Dames, en effet, la mise en intrigue de la bataille se jour dans le sillage immédiat de l’événement, souvent à demi-mot dans le contexte très particulier de la guerre elle-même. Plus spectaculaire, le deuxième temps qui s’ouvre en 1919 (jusqu’en 1923) est celui de la polémique publique au cours de laquelle les éléments déjà présents du récit sont agencés. Par la suite, les différentes étapes de la mise en histoire de la bataille s’apparentent à des processus de répétition qui ne sont possibles que par la grâce de l’amnésie qui frappe les écrits antérieurs. »
A la source du récit : la rumeur et le démenti
- Les premiers écrits d’avril-mai 1917 qui évoquent l’offensive Nivelle sont clairement marqués par une propagande qui cherche à faire croire au succès, y compris de façon grossière, même lorsqu’il s’agit de répondre aux rumeurs qui évoquent l’échec. Les chroniqueurs (Henri Lavedan, Charles Benoist) imputent aux espoirs irréalistes le sentiment de déception qui règne alors. Cependant, « le démenti des chroniqueurs contribue à faire mieux encore circuler les récits de l’échec qu’il faudrait taire. Il confère à l’aveu précoce de l’échec l’onction de l’écrit noble. »
- La littérature dite « populaire » publiée juste après la guerre minimise la place de la bataille, la rattachant à une phase plus globale de la guerre (au chapitre sur la Somme, ou sur la victoire). C’est par exemple le cas des ouvrages de Gabriel Hanotaux ou de Victor Giraud. « On trouve le même refus de l’aveu direct et les mêmes manières de multiplier les signes indirects de l’évidence de l’échec que dans les chroniques de guerre. »
- En parallèle se multiplient les récits de faits d’armes « glorieux » ; « on se trouve presque à chaque fois à la source d’une chaîne narrative ininterrompue jusqu’à nos jours : le premier stock des épisodes signifiants de la bataille restera durablement sur le devant de la scène. »
- Il s’agit par exemple de la prise de Loivre, du recul allemand de la poche de Vailly (encore rappelé dans l’Almanach du combattant de 1987 pour célébrer l’anniversaire), de la prise de la Caverne du dragon ou de l’engagement des Basques sur le plateau de Vauclerc.
- « Même le symbole de l’échec et de la souffrance qu’est le désastre de la 2e division devant Craonne le 16 avril est très tôt surestimé » ; on insiste par exemple sur l’aspect héroïque de cette souffrance à travers la mort des deux aumôniers du 110e RI.
- « Dans les grandes lignes de son intrigue comme dans les détails de sa chair, le récit de la bataille est donc vite fixé, même s’il reste alors désordonné. […] De même que la rhétorique en trompe-l’œil du temps de guerre, la polémique qui s’ouvre en 1919 à propos de la bataille est une mise en scène qui cache mal l’essentiel : la composition du récit avec les éléments déjà disponibles. »
Les faux-semblants de la polémique
- Entre 1919 et 1923, une polémique oppose le « camp Nivelle » et le « camp Painlevé », souvent utilisée et gonflée par les revues bien contentes de créer des débats et de se trouver des ennemis pour alimenter leurs ventes. Il s’agit de savoir si les politiques ont arrêté l’offensive trop tôt. Plusieurs ouvrages et articles paraissent, chacun défendant un camp. Cependant, personne ne défend vraiment une position intransigeante pro-Nivelle et pro-poursuite des combats.
- « La première fonction de la polémique est alors d’ordonner les étapes d’une intrigue de type judiciaire. » L’ordre chronologique des événements déjà narrés dans les rapports parlementaires est alors repris : le remplacement de Joffre par Nivelle, le réaménagement du plan du premier par le deuxième, le retrait allemand, la conférence de Compiègne, enfin brièvement la bataille suivie des mutineries.
- La deuxième fonction de la polémique est de déplacer « le regard du désastre et des combats vers la conception stratégique et tactique de la bataille. » Deux événements deviennent centraux : la conférence de Compiègne et l’intervention de Painlevé et Pétain auprès de Nivelle pour faire annuler l’attaque sur le fort de Brimont lors de la deuxième phase de l’offensive, le 5 mai.
- « Enfin, la troisième fonction de la polémique est celle de la publication de l’archive jusqu’ici cachée. » Mais on ne fait en fait que reprendre les épisodes déjà bien connus et abondamment racontés depuis 1917 …
- Cette polémique de 1919-1923, « c’est la mise en forme presque définitive d’un récit déjà en puissance dans ses premiers éléments et à qui il ne manquait que d’être composé. L’histoire noble qui succède à la polémique n’apportera presque rien de neuf pendant que le témoignage sera prudemment tenu à l’écart de ce récit. »
Histoire et témoignage
- Les livres qui paraissent dans les années 20 puis le volume des Armées françaises dans la Grande Guerre (1931) ne font que reprendre ce qui a été écrit auparavant, sans polémique et avec le soin du détail. Ils donnent tous la même importance à l’avant-bataille et aux débats de cabinets et reviennent sur les mêmes épisodes militaires.
- Les ouvrages postérieurs reprennent les mêmes principes, y compris le livre de Pierre Miquel, le Chemin des Dames, paru à l’occasion du 80e anniversaire de l’offensive Nivelle, qui insiste sur la querelle entre civils et militaires comme clé d’interprétation.
- Le témoignage des combattants « reste à l’écart du récit de la bataille. » On fait par contre grand cas de la parole des chefs, dont les ouvrages sont abondamment utilisés et commentés. Les mémoires des soldats, qui sont pourtant la grande masse des écrits publiés sur la bataille à partir de la fin des années 20, sont négligées à moins d’évoquer des moments héroïques (Vuillermet) ou des polémiques (Bonnamy). Il faut citer le cas particulier des témoignages consacrés à l’engagement des chars (mais eux aussi vont dans le sens de l’héroïsme).
- « Les très nombreux témoignages publiés paraissent même frappés d’une forme d’indignité radicale dans leur rapport au récit de la bataille puisque c’est jusqu’à René-Gustave Nobécourt (1965), dont le principal propos est pourtant de rendre la bataille aux combattants, qui se passe de leurs services, leur préférant les témoignages inédits et anonymes qu’il a lui-même recueillis. »
- C’est cependant par les témoignages qu’arrive le récit des mutineries (le plus souvent déplorées), surtout dans la 2e vague de publication.
- « Contrairement à toutes les idées reçues, c’est bien dans l’urgence de l’actualité la plus ‟brûlanteˮ et dans le combat le plus polémique que s’élabore l’essentiel d’un récit bien peu corrigé par la suite. Le processus d’inlassable répétition du discours respectable de la ‟littératureˮ au sens large n’est ici possible que par l’oubli de ses formes antérieures et moins nobles. »
Source : Philippe Olivera, « Publier la bataille le ‟Chemin des Damesˮ (1917-1939 », in N. Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, pages 298 à 316
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