vendredi 23 octobre 2009

H comme Historiographie (France)

- « Les grandes batailles demeurent dans la mémoire des peuples, et d’abord celles où s’affirme l’identité nationale dans la volonté d’arrêter un agresseur » (Antoine Prost à propos de Verdun dans Les Lieux de mémoire). Le Chemin des Dames, lui, n’est pas devenu un de ces lieux de mémoire, tandis que la bataille elle-même n’est pas « un événement-mémoire de stature nationale », ce qui conforte les propos de l’historien.


- Trois ouvrages majeurs seulement traitent de l’offensive Nivelle comme objet principal. « Tous ont en commun d’être fortement typés. » Dans Les grandes heures du général Pétain. 1917 et la crise du moral, le lieutenant-colonel Henri Carré utilise la bataille pour la mettre au service de la réhabilitation de la mémoire du maréchal Pétain. Les fantassins du Chemin des Dames de René-Gustave Nobécourt veut laisser une trace de l’expérience des combattants. Enfin, en 1997, Pierre Miquel publie Le Chemin des Dames.


- Parmi les histoires générales du conflit, le livre de Pierre Renouvin, La crise européenne et la Première Guerre mondiale (1969, réédition corrigée d’un ouvrage de 1934 – le passage sur le Chemin des Dames est identique dans les deux éditions) « n’a cessé d’être considéré comme le livre de référence par tous les historiens. » Il sert de base à un « Que sais-je ? » de 1965 sans cesse réédité depuis. Les ouvrages n’apportent aucun renouvellement à la vision de la bataille : « au contraire, ils perpétuent et pétrifient celui élaboré durant l’entre-deux-guerres. »

- Le cinquantenaire de l’armistice est l’occasion de publications importantes sur la guerre. Le général Gambiez et le colonel Suire développent peu la bataille elle-même et, même s’ils reconnaissent des torts à Nivelle, insistent surtout sur les interférences des politiques dans la conduite de la guerre. Un autre ancien d’Indochine, le général Valluy, reprend la même thématique, sans évoquer l’âpreté des combats (les photos présentées ne concernent pas les combats eux-mêmes ou la souffrance des soldats). Enfin, Marc Ferro « impute clairement la responsabilité du choix de la doctrine de guerre aux politiques », tout en critiquant fortement le commandement militaire et en évoquant l’ampleur des pertes.

- Dans La Grande Guerre des Français (1994), Jean-Baptiste Duroselle « est l’un des premiers à exprimer en quelques lignes la vanité et l’horreur de l’assaut du 16 ». Jean-Noël Grandhomme, dans un ouvrage de 2002, a la même tonalité, même s’il insiste plus sur le désastre humain.

- En 2003, on fait paraître l’ouvrage de l’historien britannique mondialement reconnu John Keegan sur la première guerre mondiale. Il emploie pour la première fois le terme de « massacre » pour évoquer le 16 avril mais rejoint les auteurs précédents pour établir un lien direct entre l’échec et les mutineries.


- Deux histoires militaires françaises sont aussi à analyser. Dans L’Histoire militaire de la France, Guy Pedroncini ne dit rien de la bataille d’infanterie mais évoque son échec, tout en le relativisant : la chronologie finale évoque l’ « insuccès de l’offensive du général Nivelle ». Dans le même ouvrage une plus grande place est accordée à Verdun et à la Somme. Pedroncini consacre davantage de place aux mutineries et met en avant Pétain. William Serman et Jean-Paul Bertaud (1998) insistent davantage sur l’échec « sanglant » et reprennent eux aussi le lien entre celui-ci et les mouvements de contestation des soldats.



- Globalement donc, tous les historiens font le lien entre échec de l’offensive et mutineries. « Cependant, la façon dont les mutineries longtemps présentées comme un drame national se sont transformées en non-événement mérite une mention spéciale. »
- Pedroncini et ses héritiers présentent Pétain comme sauveur de l’armée et de la République. Jean-Jacques Becker et ses successeurs font évoluer cette vision : ils soulignent le côté dramatique de la situation mais excluent un péril généralisé, les soldats refusant seulement de remonter en première ligne. Stéphane Audouin-Rouzeau et Annette Becker insistent sur le fait qu’il y a eu finalement peu de mutineries au regard de la longueur et de la dureté des combats, ce qui sert leur thèse : « On verra un bon exemple de la vieille complaisance historiographique pour les refus plutôt que pour les consentements dans le fait que le premier ouvrage émanant d’un historien (et non d’un témoin) paru sur le monde combattant ait pris comme sujet d’étude l’exception (la mutinerie de quarante mille hommes au total) et non la règle qui fut le consentement du plus grand nombre (deux millions de combattants étaient alors présents sur le front) … » (dans 14-18, retrouver la guerre, 2000). Les mutineries sont ainsi totalement absentes du musée de Péronne …

- Tous les historiens s’accordent aussi sur un partage des responsabilités entre militaires et politiques, chacun selon ses sensibilités privilégiant les uns ou les autres. « Mais la bataille elle-même intéresse peu les historiens », surtout si on la compare à celle de Verdun.
- « Il existe bien une euphémisation des effets de la guerre, mais elle est le fait des historiens et non des témoins. » Ce sont les anciens combattants qui transmettent la mémoire des hommes ayant participé aux batailles du Chemin des Dames depuis cinquante ans, mais leur influence sur le travail des historiens est finalement très réduite. « Il y aurait donc certainement lieu d’interroger le mutisme et le conformisme de ces derniers. L’invocation de la trop fameuse et mythique « objectivité » de l’historien sert trop souvent d’alibi au discours convenu, politiquement et idéologiquement « normalisé » selon une orientation non assumée. On touche ici aux enjeux souterrains et non explorés du récit de la bataille du Chemin des Dames. »




Source : Frédéric Rousseau, « Chemin des Dames, lieu d’amnésie nationale … Un parcours au sein de l’historiographie des trois semaines sanglantes depuis 1945 », dans N. Offenstadt (dir.), op. cit., pages 360 à 370

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