mercredi 22 septembre 2010

M comme Mourir




- « Cette trace de sentier, qu’on reconnaît quand même à son usure, bouleversé par les entonnoirs, c’est le chemin des Dames. […] Si l’on creusait de La Malmaison à Craonne une fosse commune, il le faudrait dix fois plus large pour contenir les morts qu’il a coûtés. » (R. Dorgelès, Le Réveil des morts)

- Le traitement des morts varie beaucoup selon le contexte militaire : il est bien évident qu’il ne peut être identique lorsque les morts se comptent à l’unité (périodes de front « passif ») ou par centaines (au moment où le front se stabilise à l’automne 1914 ou lors des grandes offensives). On ne peut donc pas percevoir d’évolution chronologique significative sur les presque ans de guerre, puisque le contexte est sans cesse changeant.


L’enlèvement des corps des combattants

- Alors que la récupération des corps ne pose pas trop de problèmes en temps « calme », elle se révèle presqu’impossible lors des offensives : « On ne relève pas les morts ; on les met de côté pour passer, à moins qu’ils ne soient à demi enterrés par l’obus qui les a tués ; alors la piste s’écarte. Impossible de faire dix pas sans voir un cadavre, soit un du 16 avril, déjà momifié, soit un récent, dont le sang est à peine noirci. On passe sans penser à rien, tant ces masses bleuâtres dans la boue font partie du paysage de mort où il faut vivre. On ne se bouche même plus le nez ; l’odeur entrerait quand même par la bouche. Et quelle odeur ! » (Jean Marot, 24 mai 1917 sur le plateau de Vauclerc, Belhumeur). La cohabitation des morts et des vivants est alors permanente, l’odeur insupportable ; certains jouent l’indifférence, d’autres la carte de l’humour noir face au spectacle des corps déchiquetés qui subissent les affres du climat et des bombardements incessants. « Nous avions sans doute moins de pitié pour eux que d’angoisse pour nous. Après tout, eux avaient fini de souffrir et ils avaient été tués net, assommés comme le bœuf à l’abattoir. Notre destin à nous serait peut-être d’agoniser des heures et des jours avec une balle dans le ventre ou la moelle épinière. Et nous n’avions qu’une pensée fugitive pour les proches de ces ˮdisparusˮ, qui fussent devenus fous à voir ce que la guerre avait fait de leur fils, de leur mari ou de leur amant. » (R Arnaud, La Guerre 1914-1918, tragédie bouffe)

- Au cours de ce conflit, les trêves ayant pour but de ramasser ou ensevelir les cadavres ne sont que rarement respectées (RG Nobécourt en signale cependant une le 12 mai 1917 entre Braye et Cerny, quelques jours après la grande offensive française). Il est difficile d’en comprendre les raisons : certains y voient le signe de la « brutalisation » du conflit, d’autres la complexité de la mise en pratique de la trêve alors qu’il y a plusieurs armes à prévenir, d’autres enfin le résultat des rumeurs qui font de ceux qui la demandent des lâches en puissance et de ceux qui ramassent les corps des espions.
- Il faut noter cependant que les trêves tacites sont beaucoup plus nombreuses en ce qui concerne la récupération des blessés, les cris étant sans doute trop insupportables aux soldats.


Les sépultures des combattants

- Par tradition, Britanniques et Allemands procèdent à des inhumations individuelles, même si les événements peuvent entraîner des exceptions.
- Dès le début de la guerre, le GQG français prescrit l’utilisation des fosses communes, ce qui choque les exécutants sur le terrain (qui n’exécutent l’ordre que lorsqu’ils ne peuvent faire autrement). Finalement, une loi du 29 décembre 1915 change les choses : « Tout soldat français ou allié a droit à une sépulture perpétuelle aux frais de l’Etat. » Cependant, tombes individuelles et fosses communes coexistent pendant toute la guerre : c’est le cas par exemple près du Poteau d’Ailles en mai 1917 (cf. le document dans l’ouvrage cité ci-dessous, n°23 hors-texte)

- Dans certains cas, les corps sont inhumés sur le champ de bataille, isolés ou regroupés mais très soumis aux bombardements, ce qui rend leur suivi difficile après 1918.
- Lorsqu’on peut, les morts sont enterrés dans les cimetières plus ou moins bien organisés, à quelques centaines de mètres des combats, compromis permettant d’épargner à la fois les yeux des combattants et les bras des brancardiers. D’autres cimetières plus à l’arrière accueillent les blessés graves qui ne survivent pas, à proximité des ambulances, des HOE (hôpitaux d’orientation et d’évacuation) pour les Français ou des hôpitaux urbains pour les Allemands, tel Laon.

- En première ligne, le cercueil est rare ; à l’arrière, il est réservé aux officiers en cas de pénurie. Les plaques d’identité sont en principe retirées, mais il arrive fréquemment que tel ne soit pas le cas, soit par réticence des fossoyeurs, soit pour permettre les recherches post-conflit.
- Même s’il existe un service de l’état-civil chargé de recenser les morts et les emplacements des sépultures, les camarades des morts cherchent à faciliter leur identification.
- Côté français, si des armes usagers peuvent marquer l’existence d’une tombe, c’est avant tout la « fameuse » croix de bois qui est employée. Côté allemand, les croix sont beaucoup plus variées et travaillées ; des matériaux durs sont employés (il reste encore de ces croix à Veslud). De même, là où les tombes françaises se contentent d’un simple tertre dénudé, les fosses allemandes sont plus recherchées dans leur réalisation.


Le culte des morts pendant la guerre

- Des hommages, officieux ou officiels, sont rendus aux morts pendant la guerre, soit par leur camarade soit au moment où un régiment quitte le secteur où ils sont enterrés.
- Souvent, on bâtit des monuments aux morts : 2 monuments français et 31 allemands sont ainsi comptabilisés sur le Chemin des Dames et son arrière-front pendant les années de guerre. Ils proviennent de tous les types d’armes et présentent des formes diverses (dominent les obélisques et les monolithes) ainsi que les mêmes attributs que les tombes : croix de fer, aigle impérial, croix latine, etc. « Les dédicaces épigraphiques désignant les destinataires des monuments font généralement appel au champ sémantique de l’héroïsme. »

- Sept monuments allemands sont à la fois dédiés aux combattants français et allemands : Anizy-le-Château (2 monuments), Filain, Orainville, Pancy (2 monuments), Vaudesson. Faut-il y voir une perception différente de la mort dans les deux camps ou la volonté allemande de voir les monuments préservés après la fin de la guerre ?



- Aujourd’hui, 6 monuments sont encore debout : trois en relatif bon état et entretenus (Berry-au-Bac, Oeuilly, Veslud) ; celui d’Ailles resté tel quel depuis la guerre, très endommagé par les bombardements ; enfin, ceux de Filain, en mauvais état mais restauré après des années de délaissement (à l’occasion du 90e anniversaire de la bataille) et de Pancy, très endommagé et abandonné.






Source principale : Thierry Hardier, « Mourir sur le chemin des Dames : le traitement des corps, les sépultures et monuments pendant la guerre », in N. Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, pages 226 à 243

_

Aucun commentaire: